Médecin du pôle Finistère course au large de Port-la-Forêt pendant 17 ans (jusqu’en avril dernier), mais également de la dernière édition du Vendée Globe, Laure Jacolot revient pour Sailorz sur l’annonce par Charlie Dalin de la maladie (cancer gastro-intestinal) dont il est atteint depuis deux ans, qu’il raconte également dans un livre sorti jeudi, La force du destin (Gallimard).
Quand avez-vous appris que Charlie souffrait d’un cancer ?
En tant que médecin du sport et du pôle de Port-la-Forêt, je suis Charlie depuis quinze ans. Il m’avait contactée une semaine avant le départ de la Transat Jacques Vabre (2023) pour une consultation pour une douleur au genou. Quand il rentre dans mon bureau à l’hôpital de Quimper, je constate qu’il a beaucoup maigri, je l’interroge et il me parle de troubles digestifs qu’il attribue au mal de mer. En course au large, les troubles digestifs sont assez fréquents, on ne déclenche pas une batterie d’examens pour ça, néanmoins, le tableau digestif associé à la perte de poids assez rapide m’interpelle et je dis à Charlie : “En tant que médecin de course au large, je ne te laisse pas partir sur la transat sans être sûre que tout est OK, on va faire un scanner”. Il me dit : “Oui, mais je dois partir maintenant”, j’ai alors appelé mes collègues radiologues pour faire le scanner abdominal tout de suite. Je reprends mes consultations, Charlie m’appelle parce qu’il s’impatiente un peu, je lui dis qu’il peut partir parce que je n’avais pas vraiment d’inquiétude, mais finalement, le radiologue me rappelle en me disant : “Il ne faut pas qu’il parte, il se passe quelque chose de grave“. C’est là qu’on annonce à Charlie qu’il a une masse abdominale dont on ne connaît pas l’origine exacte et qu’il ne pourra pas participer à la Transat Jacques Vabre.
Comment réagit-il ?
Il est forcément abattu. Personnellement, je suis médecin, je suis aussi urgentiste au SMUR, donc j’ai l’habitude d’annoncer des choses graves aux gens et de gérer mes émotions, mais quand je lui annonce ça, vu que je le connais depuis quinze ans, ça a été plus difficile de gérer l’émotionnel. Il a vu à ma tête qu’il se passait quelque chose de grave, ça a été un moment très compliqué. De là, beaucoup de choses se sont enclenchées et on l’a confié à une équipe d’experts, en lien avec l’hôpital de Quimper, emmenée par le docteur Le Cesne à Paris, ce qui a conduit, une fois la tumeur analysée, au début d’un traitement d’immunothérapie adapté à sa pathologie, qu’on utilise de façon assez fréquente dans les cancers.
Avez-vous continué à le suivre médicalement pendant l’année du Vendée Globe ?
Oui, j’ai continué mon rôle de médecin du sport pour le préparer au mieux médicalement au Vendée Globe. L’objectif était qu’il retrouve de la masse musculaire et de la masse grasse, ça passait par des conseils sur son alimentation, mais aussi sur sa préparation physique. Je l’ai aussi suivi sur les courses, en particulier les deux transats, The Transat CIC et New York-Les Sables dont j’étais le médecin référent. J’avais d’ailleurs insisté auprès de Laura [Le Goff, directrice générale du Vendée Globe, NDLR] pour aller à New York afin d’être sûre que tous les marins aillent bien entre les deux courses, et notamment Charlie. Quand il est rentré, il était fatigué, mais comme quelqu’un qui revient d’une transat, c’est pour ça que par la suite, tous les voyants sont restés au vert pour qu’il puisse prendre le départ du Vendée Globe, la maladie était stabilisée. Au départ des Sables, j’avais entièrement confiance quant à sa capacité à la gérer, dans le sens où c’est quelqu’un d’extrêmement rigoureux, on savait qu’il allait tout faire pour que ça se passe bien.
“La force mentale est fondamentale”
Une des problématiques de la course au large est la gestion du sommeil et la récupération, donc toute altération de son capital énergétique pouvait avoir des conséquences sur la réponse au traitement. C’est pour ça que Charlie a énormément travaillé en amont, et encore plus que d’habitude, sur la gestion du sommeil, les techniques de récupération et la préparation mentale (voir ci-dessous). Ça a été un élément fondamental, la « positive attitude » fait partie intégrante des réponses thérapeutiques dans les cancers et maladies chroniques. Sa force mentale, le travail qu’il a fait et ses capacités propres de marin hors norme lui ont permis de gérer au mieux toute cette phase physiologique et donc de bien répondre au traitement pendant toute la course.Vous l’avez suivi pendant tout le Vendée Globe en tant que médecin de la course, y a-t-il eu des alertes ?
A titre personnel, je ne l’ai pas sollicité de façon régulière. Quand un médecin est trop prévenant, ça peut aussi créer des symptômes chez les patients, c’est bien connu. Ça n’empêche que j’étais hyper vigilante, surtout dans les conditions météo un peu engagées qui pouvaient augmenter sa dette d’énergie. Après, comme il l’a expliqué dans son livre, il a ressenti des douleurs à certains moments qui l’ont amené à contacter plusieurs fois le docteur Le Cesne, ce dernier m’en a aussitôt informée, comme le stipule le règlement.Malgré la maladie, il a donc remporté ce Vendée Globe, le fait d’être atteint d’un cancer a-t-il pu lui donner un surcroît de motivation ?
Je ne sais pas s’il avait besoin de ça, parce qu’il avait déjà une énorme motivation par rapport à l’édition précédente, mais oui, ça a forcément joué. Comme je l’ai dit, on sait que la force mentale est fondamentale, on a parfois des résultats incroyables sur certaines maladies parce que les patients font preuve d’une grosse motivation. Bien sûr, toute personne malade ne va pas être capable d’aller faire le Vendée Globe, mais le message fort que transmet Charlie, c’est que ce n’est pas parce qu’on a un cancer qu’il faut s’arrêter de vivre et ne pas se fixer d’objectifs. Au contraire, tenir un objectif permet d’avoir de l’énergie positive et de mieux répondre à la maladie.
“Une charge émotionnelle particulière”
En tant que médecin, vous êtes tenue au secret médical, comment avez-vous géré cet aspect, sachant que très peu de personnes étaient au courant, notamment une grande partie de son équipe ?
Le secret médical fait effectivement partie du serment d’Hippocrate, maintenant, ce serait mentir de dire que ce n’était pas plus compliqué que d’habitude. Avec l’enjeu du Vendée Globe et le fait que c’était mon premier en tant que médecin référente – j’étais adjointe de Jean-Yves Chauve auparavant – émotionnellement, c’était particulier. J’étais épaulée par trois autres collègues qui n’étaient pas au courant, quand Charlie a mis le pied sur le ponton d’arrivée aux Sables d’Olonne, ma charge mentale a diminué de moitié, même si j’ai gardé l’autre pour le reste de la flotte, et je ne vous cache pas que ça m’a fait du bien d’en parler.
Justement, le fait que Charlie en parle aujourd’hui, notamment dans son livre, fait-il partie de la thérapie ?
On en a discuté ensemble, je lui ai dit que c’était vraiment une bonne chose qu’il en parle, parce que ce n’était pas facile pour lui de ne pas pouvoir partager cette difficulté. Je lui ai aussi dit qu’en parlant ainsi, il allait nous aider tous les jours, nous les soignants. Je suis médecin du sport, mais je fais aussi du sport santé, de la prescription médicale d’activité physique pour des patients atteints de cancer. Or, on sait que l’activité physique, et par extension le sport s’il est bien encadré et dosé, est un traitement à part entière du cancer, ce n’est plus à démontrer scientifiquement ; ne pas faire d’activité physique, c’est une perte de chance pour le patient. Donc que Charlie puisse partager son histoire est une aide précieuse pour tout le corps médical.
Aujourd’hui, est-ce raisonnable pour lui d’envisager de courir encore ?
La médecine n’étant pas une science exacte, c’est difficile de se prononcer. Quand on lui a annoncé sa maladie, on ne pouvait pas prévoir qu’il allait courir le Vendée Globe. Pour l’instant, c’est prématuré de répondre à cette question. On va déjà le laisser récupérer de cet épisode et se projeter sur ce qu’il aura envie de faire par la suite.
Dans son livre La force du destin, Charlie Dalin évoque notamment le rôle qu’a joué son préparateur mental Jean-Pascal Cabrera au cours de l’année du Vendée Globe. Joint par Sailorz, ce dernier raconte : “L’annonce de la maladie a été un coup de batte de baseball dans la préparation. Il a alors fallu aller chercher sur un terrain encore plus pointu, avec l’objectif qu’il arrive à défocaliser vis-à-vis du cancer pour orienter le mental vers l’ici et maintenant. La question à se poser, ce n’était pas comment je vais guérir, mais comment réussir cet exploit sportif.”
Dans ce processus, la victoire sur la New York-Vendée en juin 2024 “a été un déclencheur et l’a remis sur les rails, il a validé les procédures qu’on avait mises en place et qu’il a donc pu suivre presque aveuglément par la suite”. Avec succès, au bout de 64 jours d’un tour du monde, au cours duquel, selon Jean-Pascal Cabrera, “Charlie a côtoyé le paradis de l’exploit et l’enfer de la maladie, son rêve de gosse de gagner le Vendée Globe lui a permis de surmonter l’enfer.” Et au final de “transmettre un message gigantesque, celui que les rêves sont toujours possibles, quelles que soient les conditions défavorables”.
Photo : Olivier Blanchet / Alea